C'est ainsi que débuta ma nouvelle carrière. Bingo m'initia et m'apprit les ficelles, et peu à peu je devins son poulain. Les deux mois d'essais furent une épreuve pour mes nerfs, mais à la fin de cette période j'avais encore la tête attachée au corps, et par la suite je m'aperçus que je prenais goût aux affaires. O'Malley régnait sur l'une des plus vastes organisations du comté de Cook, et Bingo était chargé de diriger la boutique. Paris, loteries, bordels, protection, machines à sous - autant d'entreprises qu'il gérait d'une main ferme, sans comptes à rendre qu'au patron en personne. Je l'avais rencontré à un moment tumultueux, une époque de transition et de perspectives nouvelles, et avant la fin de cette année il s'était affirmé comme l'un des talents les plus brillants du Middle West. C'était une chance de l'avoir pour mentor. Bingo me prit sous son aile, je gardai les yeux ouverts et écoutai ce qu'il me disait, et ma vie changea du tout au tout. Après trois années de désespoir et de famine, j'avais désormais l'estomac plein, de l'argent en poche et des vêtements convenables sur le dos. J'étais relancé, et parce que j'étais le poulain de Bingo, les portes s'ouvraient dès que je frappais. Je commençai par de petits boulots, comme son garçon de courses et boy à tout faire. J'allumais ses cigarettes et portais ses costumes chez le teinturier ; j'achetais des fleurs pour ses maîtresses et faisais reluire ses chapeaux de roues ; je bondissais à ses ordres avec un enthousiasme de jeune chien. Ça paraît humiliant mais, en vérité, jouer les valets ne me dérangeait pas. Je savais que mon jour viendrait, et en attendant j'étais bien content qu'il m'eût embauché. C'était la Crise, après tout, et où un type comme moi aurait-il trouvé mieux ? Je n'avais pas d'instruction, aucun talent, pas la moindre formation en dehors d'une carrière qui était déjà close, je ravalai donc mon orgueil et fis ce qu'on me disait. S'il fallait que je lèche des bottes pour gagner ma croûte, eh bien d'accord, je deviendrais le meilleur lécheur de bottes à la ronde. Quelle importance si je devais écouter les histoires de Bingo et rire de ses blagues ? Ce type n'était pas mauvais conteur, et à vrai dire, il pouvait être très drôle quand il voulait.
Une fois que je l'eus convaincu de ma loyauté, il ne me brida plus. Au début du printemps je grimpais déjà l'échelle, et dès lors la seule question fut la rapidité avec laquelle j'accéderais à l'échelon suivant. Bingo me mit en équipe avec un ex-boxeur du nom de Grogan le Bégayeur et nous commençâmes, le Bégayeur et moi, à faire la tournée des bars, des restaurants et des kiosques à bonbons afin d'encaisser le coût hebdomadaire de la protection d'O'Malley. Ainsi que le suggère son nom, le Bégayeur n'était pas fort en discours, mais j'avais le sens des mots imagés et chaque fois que nous tombions sur un cossard ou sur un mauvais payeur, je dépeignais en termes si colorés ce qui arrivait aux clients qui manquaient à leurs engagements que mon partenaire avait rarement besoin de ses poings. Il m'était un renfort utile et je trouvais bon de l'avoir là pour étayer des démonstrations en termes de "ou bien-ou bien", même si je m'enorgueillissais de ma capacité à régler les conflits sans devoir recourir à ses services. A la longue, l'écho de mes succès remonta jusqu'à Bingo, qui me changea de poste et me confia la loterie dans le South Side. Nous avions bien travaillé ensemble, le Bégayeur et moi, mais je fus content de me retrouver seul et, pendant six mois, j'arpentai les trottoirs d'une douzaine de quartiers noirs différents, en bavardant avec mes habitués tandis qu'ils lâchaient leur menue monnaie dans l'espoir de gagner quelques dollars de rab. Tous avaient un système, du petit marchand de journaux du coin au sacristain de l'église, et j'aimais écouter les gens qui me racontaient comment ils choisissaient leurs combinaisons. Les chiffres venaient de partout. D'anniversaires et de rêves, des résultats sportifs et du prix des patates, de fêlures dans le revêtement de la chaussée, de plaques d'immatriculation, de listes de blanchisserie et du nombre des fidèles présents à la réunion de prières du dimanche précédent. Les chances de gagner étaient pratiquement nulles, si bien que personne ne m'en voulait quand il perdait, mais dans les rares occasions où quelqu'un touchait, j'étais métamorphosé en porteur de bonnes nouvelles. Je devenais le comte de la Bonne Etoile, le duc des Largesses aux liasses épaisses, et j'adorais voir le visage des gens s'éclairer quand je leur allongeais leur argent. L'un dans l'autre, ce n'était pas un boulot désagréable, et quand enfin Bingo m'accorda une nouvelle promotion, je regrettai presque d'arrêter.
De la loterie, je passai aux paris, et quand 1936 arriva j'étais le patron et chef opérateur d'une officine située Locust Street, un lieu douillet et enfumé, planqué dans l'arrière-salle d'un dépôt de nettoyage à sec. Les clients s'amenaient avec leurs chemises et leurs pantalons froissés, les laissaient devant, sur le comptoir, et poursuivaient leur chemin entre les rangées de vêtements suspendus, vers la pièce secrète, tout au fond. Presque tous ceux qui entraient là parlaient en rigolant d'aller se faire nettoyer. C'était une blague traditionnelle pour les gens qui travaillaient sous mes ordres, et après quelque temps nous commençâmes à parier sur le nombre de personnes qui la sortiraient un jour donné. Selon la formule de Waldo McNair, mon comptable, cet endroit était le seul au monde où on vous vide les poches en même temps qu'on repasse votre pantalon. Claquez votre pèze sur les chevaux, vous ne perdrez tout de même pas votre chemise."
C'était une bonne petite affaire que j'avais là, dans cette pièce derrière la teinturerie Benny's. Il y avait beaucoup d'allées et venues, mais j'avais embauché un gamin qui me faisait un ménage impeccable, et je veillais toujours à ce qu'on éteigne les mégots dans les cendriers et non par terre. Mes téléscripteurs, le dernier cri de l'équipement moderne, étaient reliés à tous les hippodromes importants du pays, et je maintenais la loi à distance grâce à des donations régulières aux plans de retraite privés d'une demi-douzaine de flics. Je venais d'atteindre vingt et un ans et, de tous les points de vue, je l'avais belle. J'habitais une chouette chambre au Featherstone Hôtel, je possédais une pleine armoire de costumes coupés pour moi à moitié prix par un tailleur italien, je pouvais filer à Wrigley pour regarder jouer les Cubs tous les après-midi que je voulais. Tout ça, c'était déjà pas mal, et en plus il y avait des femmes, des tas de femmes, et je m'assurais que mes valseuses pouvaient s'en donner tout leur content. Après la décision terrible à laquelle j'avais été contraint sept ans auparavant à Philadelphie, mes couilles m'étaient devenues infiniment précieuses. J'avais renoncé pour elles à viser la renommée et la fortune, et puisque Walt le Prodige n'existait plus, il me semblait que la meilleure façon de justifier mon choix était de me servir d'elles aussi souvent que je pouvais. Je n'étais plus vierge à mon arrivée à Chicago, mais ma carrière d'étalon n'avait pas pris son plein envol avant que je m'attache à Bingo et que mes finances me permettent de m'introduire sous toutes les jupes qui me plaisaient. J'avais perdu ma fleur avec une fille de ferme du nom de Velma Childe, quelque part à l'ouest de la Pennsylvanie, sur un mode plutôt rudimentaire : en nous tripotant tout habillés dans une grange glaciale, le visage plein de salive, cherchant la position en un corps à corps tâtonnant, sans très bien savoir ce qui va où. Quelques mois plus tard, fort du billet de cent dollars que j'avais trouvé à Minneapolis, je m'étais offert deux ou trois expériences avec des putes, mais, virtuellement, j'étais encore tout novice quand j'avais débarqué dans les rues de la cité des Porcs. Une fois installé dans ma nouvelle existence, je fis de mon mieux pour rattraper le temps perdu.
Voilà donc où j'en étais. Je m'étais fait une place dans l'organisation, et je n'éprouvais jamais le moindre scrupule d'avoir uni ma destinée à celle des mauvais garçons. Je me considérais comme l'un d'eux, mon combat était leur combat, et jamais je ne soufflais mot à personne sur mon passé : ni à Bingo, ni aux filles avec qui je couchais, à personne. Du moment que je ne m'attardais pas sur les jours anciens, j'arrivais à m'abuser, à croire que j'avais un avenir. Regarder en arrière était trop douloureux, je gardais donc les yeux fixés devant moi, et chaque fois que j'avançais d'un pas je m'éloignais un peu plus de celui que j'avais été auprès de maître Yehudi. Le meilleur de moi gisait sous terre avec lui dans le désert californien. Je l'y avais enterré avec son Spinoza, son album de coupures de presse sur Walt le Prodige et le pendentif contenant ma phalange, et même si j'y revenais chaque nuit en rêve, y penser en plein jour me rendait fou. Tuer Slim aurait dû équilibrer les comptes, et en définitive ça n'avait servi à rien. Je ne regrettais pas ce que j'avais fait, mais maître Yehudi n'en était pas moins mort et tous les Bingo du monde ne pouvaient tant soit peu compenser ça. Je me pavanais dans Chicago comme si j'avais su où j'allais, comme si j'étais vraiment quelqu'un, et pourtant, sous la surface, je n'étais personne. Sans le maître, je n'étais personne et je n'allais nulle part.
Une chance me fut donnée de me tirer de là avant qu'il soit trop tard, une occasion unique d'arrêter les frais et de filer, mais quand l'offre me tomba entre les mains, j'étais trop aveugle pour la saisir. C'était en octobre 1936, et j'étais alors si imbu de mon importance que j'imaginais que la bulle ne crèverait jamais. Je m'étais éclipsé de chez le teinturier, un après-midi, pour m'occuper d'affaires privées : rasage et coupe chez Bower, le coiffeur, déjeuner chez Lemmele, Wabash Avenue, et puis quelques galipettes au Royal Park Hôtel avec une certaine Dixie Sinclair, danseuse de son état. Nous avions rendez-vous à deux heures trente dans la suite 409, et mon pantalon se gonflait déjà rien que d'y penser. A six ou sept yards de la porte de chez Lemmele, cependant, au moment précis où je tournais le coin et m'apprêtais à y entrer pour déjeuner, j'aperçus en levant les yeux la dernière personne que je m'attendais à voir. J'en tombai raide. Mrs Witherspoon était là, les bras chargés de paquets, aussi jolie et élégante que jamais, en train de se précipiter vers un taxi à cent dix miles à l'heure. Je restai planté, la gorge serrée, et avant que j'aie pu dire quoi que ce soit, elle leva la tête, lança un coup d'oeil dans ma direction et se figea. Je souris. Je souris d'une oreille à l'autre, et alors se produisit l'une des plus fantastiques réactions retard dont j'aie jamais été témoin. Sa mâchoire s'effondra, littéralement, ses paquets lui glissèrent des mains et s'éparpillèrent sur le trottoir, et une seconde plus tard elle m'enlaçait de ses bras et barbouillait de rouge à lèvres ma trombine rasée de frais.
— Te voilà, vaurien, s'écria-t-elle en m'étreignant de toutes ses forces. Je t'attrape enfin, foutu fils de pute introuvable ! Où étais-tu fourré, gamin ?
— Ici et là, dis-je. A gauche et à droite. En haut, en bas, en bas, en haut, toujours la même histoire. Vous avez l'air en forme, Mrs Witherspoon. Superbe, vraiment. Où faut-il vous appeler Mrs Cox ? C'est ça votre nom, maintenant, n'est-ce pas ? Mrs Orville Cox ?
Elle recula pour mieux me voir en me tenant à bras tendus, et un large sourire envahit son visage.
— Je m'appelle toujours Witherspoon, mon grand. Je suis allée devant l'autel, mais le moment venu de dire oui, le mot s'est bloqué dans ma gorge. Le oui s'est changé en non, et me voici, sept ans plus tard, encore célibataire et fière de l'être.
— Bien, ça. Je savais que ce Cox était une erreur.
— Sans le cadeau, j'y serais probablement passée. Quand Billy Bigelow m'a rapporté ce paquet de Cape Cod, je n'ai pas pu résister à la tentation d'y jeter un coup d'oeil. La fiancée n'est pas censée regarder ses cadeaux avant la noce, mais celui-là était spécial, et dès que je l'ai déballé, j'ai su que ce mariage ne devait pas être.
— Qu'y avait-il dans la boîte ?
— Je croyais que tu savais.
— Je n'ai jamais réussi à le lui demander.
— Il m'a donné un globe. Un globe terrestre.
— Un globe ? En quoi est-ce si particulier ?
— Ce n'était pas le cadeau, Walt. C'était la lettre qui l'accompagnait.
— Je ne l'ai jamais vue, non plus.
— Une phrase, c'est tout ce qu'il y avait. Où que vous alliez, je serai avec vous. J’ai lu ces mots et ça m'a démolie. Il n'y avait qu'un seul homme pour moi, mon petit chou. Si je ne pouvais pas l'avoir, je n'allais pas faire l'idiote avec des substituts et de pâles imitations.
Elle resta immobile, tout au souvenir de la lettre, dans le tourbillon de la foule du centre-ville. Le vent faisait palpiter le bord de son chapeau de feutre vert, et au bout d'un instant des larmes lui montèrent aux yeux. Avant qu'elle ait pu se laisser aller pour de bon, je me baissai et ramassai ses paquets. Entrons là, Mrs W., lui dis-je. Je vous invite à déjeuner, et puis on se commandera une baignoire de chianti et on s'offrira une bonne cuite.
Dès la porte, je glissai un billet de dix au maître d'hôtel en lui disant que nous voulions être tranquilles. Il répondit, en haussant les épaules, que toutes les tables isolées étaient réservées, et je détachai donc un second billet de la liasse. Cela suffit à provoquer une annulation inattendue et, moins d'une minute plus tard, l'un de ses subordonnés nous faisait traverser le restaurant et nous installait au fond, dans une alcôve douillette éclairée aux bougies et séparée des autres clients par des rideaux de velours rouge. J'aurais fait n'importe quoi, ce jour-là, pour impressionner Mrs Witherspoon, et je crois qu'elle ne fut pas déçue. Je remarquai un éclair d'amusement dans ses yeux lorsque nous nous installâmes sur nos sièges, et quand je sortis un briquet d'or gravé de mon monogramme afin de lui allumer sa Chesterfield, elle parut soudain se rendre compte que le petit Walt n'était plus si petit que ça.
— Nous ne nous débrouillons pas mal, dirait-on ? remarqua-t-elle.
— Pas mal, répondis-je. Je me suis assez bien défendu depuis la dernière fois que vous m'avez vu.
Nous bavardâmes pendant quelques minutes de choses et d'autres, en nous observant mutuellement, mais il ne nous fallut pas longtemps pour nous sentir de nouveau à l'aise, et quand le garçon arriva avec les menus, nous étions déjà en train de parler du bon vieux temps. Je m'aperçus que Mrs Witherspoon en savait beaucoup plus sur mes derniers mois avec le maître que je ne l'avais cru. Une semaine avant sa mort, il lui avait écrit une longue lettre en cours de route, et tout lui avait été raconté en détail : les maux de tête, la fin de Walt le Prodige, le projet d'aller à Hollywood et de faire de moi une vedette de cinéma.
— Je ne comprends pas, dis-je. Si c'était fini entre le maître et vous, quelle raison avait-il de vous écrire ?
— Ce n'était pas fini. Nous avions renoncé à nous marier, c'est tout.
— Je ne comprends toujours pas.
— Il était en train de mourir, Walt. Tu le sais bien. Tu devais le savoir à l'époque. Il s'est aperçu qu'il avait le cancer peu après ton enlèvement. Un beau foutoir, hein ? Parlez-moi de l'enfer ! Parlez-moi de mauvais moments ! Nous étions là, à cavaler dans Wichita en tentant de ramasser assez d'argent pour te libérer, et le voilà atteint d'une saloperie de maladie mortelle. C'est comme ça, au début, que nous avons commencé à parler mariage. Je n'avais qu'une idée en tête, vois-tu, c'est de l'épouser. Quel que fût le temps qui lui restait à vivre, je voulais être sa femme. Mais lui ne voulait pas. "Vous lier à moi, disait-il, c'est vous charger d'un cadavre. Pensez à l'avenir, Marion - il doit m'avoir répété ça un millier de fois -, pensez à l'avenir, Marion. Ce Cox n'est pas un mauvais bougre. Il va nous donner l'argent pour sauver Walt, et ensuite votre train de vie est assuré pour le restant de vos jours. Le marché est honnête, petite sœur, vous auriez tort de ne pas sauter dessus."
— Bon Dieu de merde ! Il vous aimait vraiment, non ? Je veux dire, merde alors, qu'est-ce qu'il vous aimait !
— Il nous aimait tous les deux, Walt. Après ce qui est arrivé à Esope et à maman Sioux, nous étions tout pour lui.
Je n'avais aucune intention de lui raconter comment il était mort. Je voulais lui épargner les détails macabres et tant que dura l'apéritif, je réussis à éviter le sujet - bien qu'elle ne cessât d'insister pour que je lui parle de la dernière partie du voyage et de ce qui nous était arrivé après que nous avions atteint la Californie. Pourquoi n'avais-je pas fait de cinéma ? Combien de temps avait-il vécu ? Pourquoi je la regardais comme ça ? Je commençai à lui expliquer qu'il était passé doucement, une nuit, dans son sommeil, mais elle me connaissait trop bien pour me croire. Elle me perça à jour en quatre secondes environ, et puisqu'elle avait compris que je lui cachais quelque chose, à quoi bon lui mentir encore ? Je lui racontai donc. Je lui racontai cette affreuse histoire en me traînant, pas à pas, dans toute son horreur. Je n'omis rien. Mrs Witherspoon avait le droit de savoir et, du moment que j'étais lancé, je ne pouvais plus m'arrêter. Je parlai en dépit de ses larmes, en regardant le fard et la poudre qui lui barbouillaient les joues tandis que les mots m'échappaient tumultueusement.
Arrivé à la fin, j'entrouvris ma veste et sortis le revolver de la gaine que je portais à l'épaule. Je le tins un instant en l'air, puis le posai sur la table entre nous. Le voilà, déclarai-je. Le revolver du maître. Comme ça vous saurez à quoi il ressemble.
— Pauvre Walt, dit-elle.
— Pauvre personne. C'est la seule chose qui me reste de lui.
Mrs Witherspoon contempla le petit revolver à crosse de chêne pendant dix à douze secondes. Et puis, non sans hésitation, elle tendit la main et la posa dessus. Je pensais qu'elle allait le ramasser, mais elle ne le fit pas. Elle demeura immobile, les yeux fixés sur ses doigts qui enserraient l'arme, comme si de toucher ce que le maître avait touché lui permettait de le toucher, lui, une fois encore.
— Tu as fait la seule chose que tu pouvais faire, dit-elle enfin.
— Je l'ai laissé tomber, voilà tout. Il m'a supplié de tirer et je n'en ai pas été capable. Son dernier souhait - et je lui ai tourné le dos, je l'ai obligé à faire ça lui-même.
— Souviens-toi des bons moments, c'est ce qu'il t'a dit.
— Je ne peux pas. Avant d'en être aux bons moments, je me rappelle comment c'était quand il m'a dit de m'en souvenir. Je ne peux pas contourner ce dernier jour. Je ne peux pas remonter assez loin au-delà pour me rappeler quoi que ce soit.
— Oublie ce revolver, Walt. Débarrasse-toi de ce maudit machin et efface l'ardoise.
— Je ne peux pas. Si je fais ça, il aura disparu pour toujours.
C'est alors qu'elle se leva et quitta la table. Elle ne me dit pas où elle allait, et je ne le lui demandai pas. Pour elle comme pour moi, la conversation était devenue si accablante, si pénible que nous n'aurions pu dire un mot de plus sans devenir fous. Je remis le revolver dans sa gaine et regardai ma montre. Une heure. J'avais tout le temps avant mon rendez-vous avec Dixie. Peut-être que Mrs Witherspoon allait revenir et peut-être que non. De toute façon, j'allais rester là et manger mon déjeuner, et ensuite je m'en irais tout fringant au Royal Park Hôtel passer une heure en compagnie de ma dernière flamme, à rebondir sur le lit avec ses jambes soyeuses autour de ma taille.
Mais Mrs W. ne s'était pas envolée. Elle était simplement allée chez les dames sécher ses larmes et se rafraîchir, et quand elle revint au bout de dix minutes, elle s'était remis du rouge à lèvres et remaquillé les yeux. Ils étaient encore un peu rouges sur les bords, mais elle m'adressa un petit sourire en s'asseyant et je compris qu'elle était décidée à changer de sujet de conversation.
— Alors, mon ami, dit-elle en s'attaquant à son cocktail de crevettes, comment se portent les exploits aériens, ces temps-ci ?
— Rangés à l'abri des mites, répondis-je. La flotte reste au sol et, l'une après l'autre, j'ai vendu les ailes à la casse.
— Et tu n'es pas tenté de risquer une dernière pirouette ?
— Pas pour tout l'or du roi Salomon !
— Ces maux de tête étaient si terribles ?
— Vous ne connaissez pas le sens du mot terrible, poupée. Il s'agit de traumatisme à haute tension, ici, d'incandescence mortelle.
— C'est drôle. J'entends parfois des conversations. Tu sais, dans le train, ou dans la rue, des petits bouts de phrases. Les gens se souviennent, Walt. Le petit Prodige avait fait sensation, et des tas de gens pensent encore à toi. »
— Ouais, je sais. Je suis une sacrée légende. Ce qu'il y a, c'est que plus personne n'y croit. On a cessé d'y croire quand j'ai arrêté de me produire, et maintenant il ne reste personne. Je connais le genre de bavardage que vous évoquez. J'ai entendu ça, moi aussi. Ça se terminait toujours en dispute. Un type affirmait que c'était truqué, l'autre disait peut-être que non, et en un rien de temps ils se mettaient dans une telle rogne qu'ils ne se causaient plus. Mais ça, c'était il y a un certain temps. On n'en entend plus tellement parler. C'est comme si tout ça n'avait jamais existé.
— Il y a deux ans, environ, on a publié un article sur toi quelque part, j'ai oublié dans quel journal. Walt le Prodige, le petit gars qui a enflammé l'imagination de millions de gens. Que lui est-il arrivé, où est-il à présent ? Tu vois le genre d'article.
— Il a disparu de la surface de la terre, voilà ce qui lui est arrivé. Les anges l'ont ramené là d'où il était venu, et personne ne le reverra jamais.
— Sauf moi.
— Sauf vous. Mais ça, c'est notre petit secret, n'est-ce pas ?
— Bouche cousue, Walt. Non mais, dis donc, pour qui tu me prends ?
Après ça, les choses dérivèrent un peu. Un aide-serveur vint nous changer le couvert, et quand le garçon réapparut avec le plat principal, nous avions assez bu pour être prêts pour une deuxième bouteille.
— Je vois que vous avez toujours le coude aussi leste, dis-je.
— L'alcool, l'argent et le sexe. Voilà les vérités éternelles.
— Dans cet ordre ?
— Dans l'ordre que tu veux. Sans eux, le monde serait un endroit triste et lugubre.
— A propos d'endroits lugubres, quoi de neuf à Wichita ?
— Wichita ? Elle posa son verre et me décocha un éblouissant sourire moqueur. C'est où, ça ?
— Je ne sais pas. A vous de me le dire.
— Je ne me rappelle pas. Je me suis fait la malle il y a cinq ans et, depuis, je n'ai plus remis le pied dans cette ville.
— Qui a acheté la maison ?
— Je ne l'ai pas vendue. Billy Bigelow y habite avec son moulin à paroles de femme et deux petites filles. Je pensais que le loyer serait le bienvenu comme argent de poche, mais ce pauvre nigaud a perdu son emploi à la banque un mois après leur installation, et je la lui laisse pour un dollar par an.
— Ça doit aller pour vous, si vous pouvez vous permettre ça.
— Je me suis tirée du marché l'été avant le krach. C'était lié à une histoire de rançon, de versements en espèces, de lieux de paiement - tout ça n'est plus très net, maintenant. Il se trouve que c'est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Ta petite mésaventure m'a sauvé la vie, Walt. Ce que je valais à l'époque, je vaux dix fois plus aujourd'hui.
— Pourquoi rester à Wichita avec un fric pareil, c'est ça ? Ça fait combien de temps que vous vivez à Chicago ?
— Je ne suis ici que pour affaires. Je rentre à New York demain matin.
— Cinquième Avenue, je parie.
— Vous pariez juste, Mr Rawley.
— Je l'ai su à l'instant où je vous ai vue. Vous respirez la fortune. L'odeur en est particulière, et j'aime être assis ici à en respirer les vapeurs.
— Presque tout vient du pétrole. Ce truc-là pue dans le sol, mais dès qu'on le transforme en numéraire, il s'en dégage un parfum délicieux, pas vrai ?
Mrs Witherspoon était restée pareille à elle-même. Elle aimait toujours boire, elle aimait toujours parler argent, et si on débouchait une bouteille et qu'on la lançait sur son sujet préféré, elle pouvait tenir tête à n'importe quel capitaliste à gros cigare, le Grand Méchant Loup inclus. Tandis que nous finissions le plat principal, elle continua à me parler de ses affaires et de ses investissements, et quand la table fut débarrassée et que le garçon revint nous présenter la carte des desserts, quelque chose fit clic, et je vis une ampoule s'allumer dans sa tête. Ma montre indiquait deux heures moins le quart. Advienne que pourrait, j'avais l'intention d'être sorti de là une demi-heure plus tard.
— Si le cœur t'en dit, Walt, déclara-t-elle, je serais ravie de te faire une place.
— Une place ? Quel genre de place ?
— Au Texas. J'y ai entrepris quelques nouvelles explorations, et j'ai besoin de quelqu'un pour surveiller les forages.
— Je ne connais strictement rien au pétrole.
— Tu es intelligent. Tu apprendras vite. Regarde les progrès que tu as déjà faits. Belles fringues, restaurants chics, poches pleines. Tu as fait du chemin, mon beau. Et ne te figure pas que je n'ai pas remarqué l'évolution de ton langage. Pas une faute de grammaire de tout le temps que nous avons passé ensemble.
— C'est vrai, je me suis donné du mal. Je n'avais plus envie de parler comme un ignare, alors j'ai lu des livres et j'ai réorganisé ma boîte à mots. Je trouvais qu'il était temps de sortir du ruisseau.
— C'est ça que je veux dire. Tu es capable de faire tout ce que tu veux. Du moment que tu t'y appliques, qui sait jusqu'où tu peux aller ? Ouvre les yeux, Walt. Viens avec moi, et dans deux ans on sera associés.
C'était une sacrée marque de confiance et pourtant, lorsque j'eus absorbé le compliment, j'écrasai ma Camel en secouant la tête.
— Ce que je fais maintenant me plaît. Pourquoi aller au Texas alors que j'ai tout ce que je désire à Chicago ?
— Parce que tu es sur une mauvaise voie, voilà pourquoi. Il n'y a aucun avenir dans ces jeux de gendarmes et voleurs. Continue comme ça, et tu seras mort ou en tôle avant ton vingt-cinquième anniversaire.
— Quels jeux de gendarmes et voleurs ? Je suis aussi net que les ongles d'un chirurgien.
— Tu parles. Et le pape est un charmeur de serpent hindou déguisé.
Là-dessus, on nous apporta le chariot des desserts et nous grignotâmes nos éclairs en silence. C'était un triste épilogue à ce repas, mais nous étions tous deux trop cabochards pour faire marche arrière. Nous finîmes par papoter de la pluie et du beau temps, avec quelques remarques sans conséquence sur les prochaines élections, mais le courant ne passait plus et rien ne l'aurait rétabli. Mrs Witherspoon n'était pas simplement vexée que j'aie refusé son offre. Le hasard nous avait réunis et seul un bousilleur pouvait négliger l'appel du destin avec autant d'allégresse que moi. Elle n'avait pas tort de se sentir écœurée par ma réaction. Quant à moi, j'avais ma route à suivre et j'étais trop imbu de moi-même pour comprendre que ma route était la même que la sienne. Si je n'avais été si impatient de courir jouer au piquet avec Dixie Sinclair, j'aurais pu l'écouter plus attentivement, mais j'étais pressé et, ce jour-là, sonder mon âme m'embêtait. Ainsi va la vie. Dès que le cul prend les commandes, on perd la capacité de raisonner.
Nous nous passâmes de café et quand, à deux heures dix, le garçon posa l'addition sur la table, je la lui arrachai des doigts avant que Mrs Witherspoon pût la saisir.
— C'est pour moi, dis-je.
— Très bien, monsieur l'important. Fais de ton nez si ça te chante. Mais si jamais tu retrouves ton bon sens, n'oublie pas où je suis. Tu te réveilleras peut-être avant qu'il soit trop tard.
Et à ces mots elle fouilla dans son sac, en sortit sa carte de visite et me la mit doucement dans la main. Ne t'en fais pas pour le prix, ajouta-t-elle. Si tu te trouves le ventre en l'air le jour où tu te souviendras de moi, dis à l'opératrice que la communication est à mon compte.
Mais je ne l'appelai jamais. Je fourrai la carte dans ma poche, bien décidé à la conserver, mais quand je la cherchai ce soir-là au moment de me mettre au lit, elle était introuvable. Compte tenu des pressions et tractions auxquelles mon pantalon avait été soumis tout de suite après le déjeuner, il n'était pas difficile de deviner ce qui était arrivé. La carte était tombée, et si elle n'avait déjà été jetée à la poubelle par une femme de chambre, elle gisait sur le tapis dans la suite 409 du Royal Park Hôtel.